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Éssais

Un souffle vital

Guillaume Bottazzi – Septembre 2024


Si l’art nourrit insatiablement nos échanges, et que la notion de l’art se transforme en fonction des époques et des civilisations, il est essentiel de se poser non pas la question de l’art, mais d’en connaître les effets. Et dans ce sens inversé, la question de l’art est résolument plus claire du simple fait que nous savons qu’il impose une élaboration mentale. Notre élaboration est distillée à travers un filtre qui est lié, notamment, au moment où l’on regarde une œuvre, au lieu où elle se trouve, à la symbolique culturelle de ce lieu, à la qualité des personnes qui se trouvent autour de nous, à l’environnement de l’observateur et à ses expériences personnelles1. Tous les neuroscientifiques semblent s’entendre sur ce point : l’art impose une élaboration mentale et impose également de penser à nos propres conceptions de l’art. Cela répond en partie, de fait, à la question de l’art, puisque cette matière polymorphe et réfléchissante est vivante et se transforme sans cesse aux yeux du regardeur.

Gaston Bachelard affirme que l’espace n’existe pas en soi et qu’il est le fruit d’une reconstruction, en ajoutant que la qualité propre d’une œuvre est importante. Il a raison. J’interviens moi-même, avec ferveur, pour accompagner le quotidien des gens avec des œuvres dans des lieux fréquentés ; ces dernières deviennent pour les utilisateurs de ces espaces un référent esthétique, puisqu’elles s’inscrivent dans le registre des expériences personnelles de chacun. Mes créations in situ s’associent, à la longue, à la mémoire des moments vécus. Elles invitent à la reconstruction, et cela parce que notre perception est le fruit d’une recréation : en effet, nous ne voyons pas les choses qui nous entourent telles qu’elles sont, notre perception des choses n’est pas un copier-coller, mais nous recréons ce que nous voyons et notre perception est globale. Si Emmanuel Kant a abordé ce sujet dans sa Critique de la raison pure, il ne disposait pas à l’époque des mêmes outils qui nous permettent aujourd’hui de comprendre les interactions entre notre mécanisme et nos expériences artistiques. Il existe un dialogue fertile entre phénoménologie et neurosciences ; les points d’interaction sont nombreux. « La pensée ne précède pas l’action, ni l’action la pensée : l’action contient toute la pensée », d’après le neurophysiologiste Alain Berthoz. De la sorte, il balaie d’un revers de main les propos de Kant qui pensait que l’art peut être une chose purement cérébrale ; tout comme la philosophie analytique du philosophe Ludwig Wittgenstein, qui permet de maintenir une petite oligarchie, si petite qu’elle ne veut pas que les gens évoluent. Celle-ci s’affiche comme étant la seule douanière de l’art, alors que les « connaisseurs » sont uniquement ceux qui ont compris ce qu’ils ont lu. Nier les expériences sensorielles entre l’œuvre et le public – comme le préconise la philosophie analytique –, c’est empêcher les gens de s’élever avec l’art. L’art est une chose sensible, et il s’adresse à la sensibilité de chacun ; ainsi, c’est à travers nos expériences sensorielles, par l’action et l’immersion, que nous vivons l’expérience de l’art. J’ai lu récemment un article (dont je ne citerai pas l’auteur) où il était écrit que « l’artiste ne se contente pas de dessiner des formes, mais ses dessins sont de vrais messages engagés ». Si l’art doit nous permettre d’évoluer, la confusion est grande ! Pour commencer, l’artiste n’est pas un exemple de moralité, et nous devrions distinguer l’homme de l’œuvre. D’autre part, l’art engagé tue les possibilités de l’art : l’art est un souffle vital, et l’art engagé est une asphyxie cérébrale douteuse, souvent au service de la propagande dissimulée – comme en France – ou de la propagande assumée. Nos sociétés sont en tensions ; nous avons besoin d’échapper aux règles de la propagande et de maintenir la condition de l’artiste en tant qu’individu libéré des élaborations sociales. Pierre Bourdieu, quant à lui, dit que « pour faire parler les gens sur leurs goûts, il faut leur faire parler de ce qui les dégoûte » ; il pense donc que l’art exprime notre position dans le monde social. Il nie, de fait, l’idée d’une beauté immuable et naturelle. Pour lui, nos goûts nous trahissent plus profondément que nos opinions ; pour lui, le musée est un lieu sacré, analogue à l’église, et il a une fonction de distinction en séparant ceux qui sont capables d’y entrer et ceux qui n’en sont pas capables. Pour Pierre Bourdieu, la science peut expliquer ce qu’est la structure des couleurs, mais pas le plaisir des couleurs. C’est une erreur de sa part, parce qu’il est possible d’observer aujourd’hui comment les couleurs peuvent agir sur nous, d’observer les flux dans notre cerveau et de cartographier les zones cérébrales qui s’activent quand on regarde une œuvre d’art. Le neurobiologiste Semir Zeki a ainsi observé que, pour la plupart des gens, les tableaux du peintre Lucian Freud, par exemple, activaient l’amygdale du regardeur ; l’amygdale est une zone du cerveau qui est, notamment, liée à la peur. Les humains ont besoin de se projeter et de rêver. L’artiste – qui, d’ailleurs, est dangereusement en train de disparaître – est un liant social, et cette idée est illustrée par le poète dans le film Satyricon de Fellini. Malheureusement, les acteurs du vieux continent se nourrissent de leurs complexes et de culpabilité, et le prix à payer est prohibitif. Le mathématicien Cédric Villani, qui a remporté la médaille Fields (prix Nobel), explique lors d’une présentation télévisuelle que le niveau des mathématiciens est bon, mais qu’il n’est pas reconnu sur le vieux continent. Il explique que même un scientifique comme Turing a été dévalorisé par les institutions anglaises, au point de lui demander de suivre des cours auprès de mathématiciens américains ! Malheureusement, très peu d’artistes exercent leur activité à plein temps, et la plupart vivent sous perfusion, grâce à des aides de l’État. L’artiste doit s’émanciper de celles-ci afin de remplir son rôle social2.

L’implication sur ce sujet est grande et donne de nouvelles perspectives à l’art. Cette préoccupation est devenue un sujet mondial et, en 2019, l’Organisation mondiale de la santé a confirmé qu’une œuvre d’art peut largement contribuer à notre santé mentale et physiologique. Elle peut notamment améliorer le comportement et influencer le paysage social en réduisant les tensions psychologiques ; elle peut réduire le sentiment d’isolement, réconforter, rendre plus heureux et plus élégant… Eric Kandel, prix Nobel de physiologie-médecine en 2000, montre quant à lui que l’art abstrait module davantage de nouveaux neurones que l’art figuratif, et qu’il contribue à prendre davantage de distance par rapport aux choses qui nous entourent. Le peintre Henri Matisse avait raison en écrivant que « le devoir du peintre est de donner ce que la photographie ne donne pas ». Si nous prenions en compte les mécanismes de l’humain pour engendrer des propositions artistiques, nous pourrions permettre à l’art de se déployer pleinement et d’amplifier sa vocation à servir l’intérêt général. Quand un regardeur observe un tableau, il suit les lignes et cherche les intersections ; elles permettent de faciliter son appropriation. En ce sens, les lignes sont fondamentales, parce que le public doit interagir avec l’œuvre. Si le public n’apprécie pas une œuvre d’art, son activité cognitive sera très réduite, comme le montre le neuroscientifique Oliver Sacks ; c’est tout simplement, dans ce cas, ce qu’on appelle un « rendez-vous manqué ».

Cependant, Eric Kandel montre que la dissolution des lignes est nécessaire pour forcer l’activité cognitive et moduler de nouveaux neurones. Il prend comme exemple les tableaux du peintre américain Mark Rothko, aux contours diffus. En ce qui me concerne, je réalise des dégradés qui ouvrent l’espace vers l’invisible. Aussi, les supports que j’utilise donnent une impression d’infini et de se déployer au-delà du cadre de l’œuvre, ce qui permet d’optimiser la capacité d’une création. Elle module de ce fait plus de neurones, puisqu’elle incite le regardeur à recréer ce qu’il voit. L’artiste doit s’atteler non pas à s’exhiber, mais à disparaître au bénéfice de la création de possibilités pour le regardeur à se mouvoir, à amplifier les possibilités de l’œuvre à son bénéfice. Les recherches du neuroscientifique Vilayanur S. Ramachandran au sujet du goéland me semblent fondamentales : à travers ses expériences, il montre que notre appétence pour une œuvre est liée à la synthèse des formes. Cela pourrait expliquer, par exemple, le succès des sculptures d’Aristide Maillol. L’art diminue notre sentiment de solitude et d’isolement ; nous regardons une œuvre non pas comme un objet, mais comme si nous regardions une personne. Elle active des neurones miroirs qui sont les mêmes que ceux qu’on active en regardant une personne que l’on aime vraiment. Cela implique que nous devrions accompagner avec des œuvres d’art les personnes qui souffrent de solitude, les personnes qui vivent des moments difficiles – comme les gens qui se trouvent en soins palliatifs, par exemple –, ou encore que nous devrions installer des œuvres d’art dans les centres pour personnes âgées. Les pouvoirs de l’art sont gigantesques, et nous pouvons mesurer les effets qu’il produit d’après nos expériences sensorielles. L’Organisation mondiale de la santé elle-même confirme que l’art peut réduire les tensions sociales et participer à la santé mentale des individus ; alors, qu’attendons-nous ?

L’art doit faire rêver et nourrir notre imaginaire. C’est en âme libre que l’artiste peut jouer son rôle et permettre aux sociétés de toujours avoir cette lueur d’espoir qui échappe aux mailles du filet. L’art est polymorphe et s’adapte à nos besoins, et nous nous nourrissons de sa sève ; sa substance bénéfique s’adapte à notre évolution, à notre recréation et à nos besoins individuels. La richesse d’une œuvre d’art induit nécessairement une écriture polysémique et ouverte, pour reprendre les termes du philosophe Marc-Alain Ouaknin.


1 Je conseille de lire à ce propos le livre Jouer sa peau, de Nassim Nicholas Taleb.

2 Cf. Helmut Leder and Marcos Nadal, « Ten years of a model of aesthetic appreciation and aesthetic judgments », British Journal of Psychology, 2014.

Les mots nous induisent en erreur

Guillaume Bottazzi –  Septembre 2023


Les mots nous induisent en erreur ; plus précisément, ils nous induisent à mal comprendre notre mécanisme.

« Les mots nous éloignent des choses », disait le philosophe Henri Bergson. Ainsi, les mots nous induisent en erreur et nient la compréhension de nous-mêmes. Ils ne sont pas le produit du réel, mais sont créés par l’homme ; ils sont le fruit d’une prédiction ou d’une projection. Les mots sont une fiction.

Par exemple, nous avons inventé des mots comme « désir », « amour » ou encore « beau ». Cependant, le neurobiologiste Semir Zeki explique bien que, dans ses expériences de la reconnaissance du beau, l’observateur emprunte des zones dans son cerveau qui sont les mêmes. Si notre système cérébral ne distingue pas ces expériences, c’est parce qu’elles sont les mêmes ; autrement dit, le désir ou l’amour, ou encore le beau ont les mêmes implications cérébrales.

Pour le sociologue Pierre Bourdieu, la science ne peut pas expliquer le plaisir que procurent les couleurs, mais plutôt leurs structures. C’est une erreur de sa part, parce que la neuroesthétique permet aujourd’hui de comprendre comment et pourquoi les couleurs agissent sur le regardeur.

Nos connaissances sur ce mécanisme génèrent un changement profond dans l’art, qui, tant attendu par une communauté artistique qui ne se renouvelle pas, permettra dans le futur de regarder une œuvre pour ce qu’elle produit, et non pas pour ce qu’elle est.
Je rêve d’un monde qui ne soit plus un frein pour l’art, car l’art est aujourd’hui soumis aux implications stratégiques des politiques menées, qui réduisent son champ de portée.
Je rêve d’un art qui n’induirait pas à diviser le monde, afin de permettre à certains de se revendiquer comme appartenant à une catégorie sociale dominante ou dominée.
Je rêve d’un monde qui présenterait les œuvres dans des hôpitaux, dans des organismes de santé et dans notre quotidien, afin de permettre à tous de bénéficier de ses bienfaits…

Par exemple, nous savons aujourd’hui que, quand on regarde une œuvre que l’on trouve belle, elle active des zones-miroirs qui sont les mêmes que celles activées lorsque l’on regarde une personne que l’on aime vraiment. Autrement dit, s’entourer d’œuvres d’art que l’on aime permet d’atténuer le sentiment de solitude. Cela implique que l’art n’est pas quelque chose d’anodin, qu’il peut être un facteur d’équilibre psychique.

Ainsi, l’art est un puissant vecteur pour se construire, se recréer et se retrouver : l’art doit renouer avec le beau. Ce beau ne trouve pas son essence en lui-même, mais à travers les effets produits sur les gens. Et ceci afin de générer un monde amélioré qui induit à la paix et à l’amour, mais aussi qui génère du plaisir, qui contribue à développer nos capacités cognitives et notre aptitude à gérer les difficultés de la vie, à prendre du recul sur les choses, à nous renforcer, à équilibrer notre psychisme, à devenir plus forts, plus créatifs, plus élégants, plus vertueux, plus sociables, plus aimables, plus aimants…

L’art renoue avec le beau – suite

Guillaume Bottazzi – Mai 2023


L’art hérite d’une mission primordiale pour l’humanité, qui consiste à l’inciter à l’amour et à la paix

Pour mémoire…

Le beau et l’art ont été brutalement séparés par Marcel Duchamp avec son urinoir (cf. Fontaine). Ainsi, tous les travaux artistiques, même intéressants, ne sont pas nécessairement liés à l’expérience du beau.

Nous disposons d’un filtre qui sélectionne le laid et le beau, et l’information est envoyée dans des régions différentes du cerveau.

Le neurobiologiste Semir Zeki affirme que le beau est désir et amour, et qu’il y a un lien miroir avec le beau. Quand les gens regardent une personne ou un objet qu’ils désirent, ils utilisent le même chemin que le beau. Il y a donc une zone commune de l’activité localisée dans le cortex orbitofrontal médian, et ces zones s’activent lorsque vous avez l’expérience du beau ; mais il arrive aussi qu’elles soient actives au moment où une personne regarde des individus qu’elle aime vraiment.

Des digressions contextuelles dans une société en crise

Aujourd’hui, des déviances et confusions sont à éviter. Des amalgames sont devenus fréquents, et ces raccourcis reflètent le dysfonctionnement de nos sociétés.

– Je note que, parfois, le beau est perçu par certains comme n’étant réservé qu’aux riches, et cela fait de l’art la marque d’un clivage entre les catégories sociales. Des audits auprès d’une population habitant dans des zones ANRU1 montrent que les catégories sociales défavorisées souhaitent déroger à cette règle, puisqu’elles ne veulent pas être associées à un marqueur social qui les présente comme appartenant à une classe dominée. En grande majorité, les gens qui vivent dans ces zones souhaitent bénéficier des mêmes prestations que les classes plus aisées.

– Certains d’entre nous considèrent que s’il y a 80 % de femmes représentées dans des œuvres d’artistes – et, de surcroît, belles –, c’est la marque d’une réduction du statut de la femme, et qu’elle est ainsi réduite au rôle de femme-objet. Les gens ignorent parfois le fonctionnement de l’humain. Tous les neuroscientifiques s’accordent sur ce sujet, mais je citerais Anjan Chatterjee qui explique, dans sa conférence « How your brain decides what is beautiful », qu’une personne que l’on trouve belle est associée à une personne qui possède des qualités et qui a des valeurs. Par exemple, la Naissance de Vénus de Sandro Botticelli est une allégorie de la beauté féminine et de la pureté. La reconnaissance du beau nous conduit à voir la personne comme étant plus intelligente, comme ayant plus de valeurs et de bon sens, comme étant plus profonde et plus parfaite…

Elle possédera, pour nous, plus de qualités intrinsèques que les autres.

L’art doit contribuer à rendre le monde meilleur

Les acteurs du monde de l’art représentent 2 % de la population. Ces acteurs considèrent parfois que le beau est un embellissement qui dissimule le fond : il peut être considéré comme superficiel, alors que le mauvais goût, le kitch, est une revendication qui est restée très présente dans le monde de l’art. La communauté artistique a prohibé le mot « beau » qui est pourtant resté dans le dictionnaire et dans les consciences collectives. L’étude Art, Aesthetics, and the Brain des neuroscientifiques Helmut Leder et Marcos Nadal mentionne que les gens qui observent des œuvres les associent à leur référence du beau. Contrairement à ce que pensait Kasimir Malevitch en peignant son Carré noir sur fond blanc, l’œuvre n’est pas sujet, mais le sujet est les effets produits chez l’observateur.

Pour résumer, Semi Zeki explique que le beau active les mêmes zones que l’amour et le désir, et que notre cerveau les associe. L’art hérite donc d’une mission primordiale pour l’humanité qui est de l’inciter à l’amour et à la paix.

En écrivant que « la beauté sauvera le monde », Fiodor Dostoïevski a fait mouche : les artistes doivent rendre le monde plus beau pour contribuer à propager l’amour et la joie, mais aussi pour renforcer notre envie de vivre et notre capacité à survivre aux évènements.


1ANRU : Agence nationale pour la rénovation urbaine, qui a pour objectif général d’accompagner des projets urbains globaux pour transformer les quartiers défavorisés en profondeur.

L’espace-temps dans l’art préconise la notion d’intemporalité

Guillaume Bottazzi –  Mars 2023


Qu’en est-il si nous réconcilions la physique quantique ou la théorie de la relativité restreinte et l’art ? Notre notion de l’espace et du temps implique des changements essentiels dans la pertinence des propositions artistiques.

En physique quantique, le temps n’existe pas ; mais l’idée de la durée, si. Toutes les durées sont différentes, et l’astrophysique, la physique des particules, les rayons cosmiques, la navigation spatiale, la télécommunication spatiale et le GPS, ou encore le Shinkansen, le prouvent. Par exemple, si des horloges sont installées à chaque étage d’un immeuble, elles n’indiqueront pas le même temps, à quelques centièmes de secondes près ; et, bien sûr, cela ne nous empêchera pas de nous organiser au quotidien, puisque les différences seront minimes.

Le philosophe François Dagognet propose de « puiser au-dehors pour nourrir le dedans », et cela doit s’appliquer à l’art afin de ne plus s’appuyer sur des idées reçues pour établir des orientations esthétiques. L’astrophysicien Aurélien Barrau explique dans sa conférence « Au-delà de la relativité générale » qu’Einstein avait compris qu’il n’y a pas d’opposition entre le contenant et le contenu, contrairement à ce que pensait Isaac Newton. Cette feuille de route implique d’emblée que les arts ne peuvent décemment nier l’apparence sans risquer de se fondre dans une forme d’obscurantisme. Ainsi, la physique nous informe que l’« apparence ne cache pas l’essence, elle la révèle : elle est l’essence », comme le préconisait Jean-Paul Sartre1 ou le travail de Sonia Delaunay.

Que sommes-nous dans ce schéma ?
L’espace-temps est une quantité dynamique, et cela implique que si vous souhaitez savoir qui vous êtes, vous n’êtes pas un instant donné, mais plutôt une courbe. L’être est à lire dans la durée, il est une histoire : cela ferait sans doute plaisir à Jacques Derrida pour qui tout est écriture.

Emmanuel Kant, à ce propos, s’est trompé en écrivant que « le temps n’est pas un concept parce qu’il n’est pas la simple représentation d’un caractère commun à une multitude, mais qu’il contient en soi une multitude de représentations, en ce sens il s’agit d’un universel d’un genre particulier […] une grandeur infinie »2.

Marcel Proust, quant à lui, a intégré le temps comme un phénomène extensible ; pour lui, le passé et le présent sont en lien. Dans À la recherche du temps perdu, il évoque ses souvenirs affectifs qui interfèrent sur le présent.

L’être est une ligne d’univers, il se compose d’une multitude de points. Il n’y a plus matière à éluder le passé, le présent et le futur si nous souhaitons nous rapprocher du vrai. L’art doit s’inscrire dans l’intemporalité et créer des phénomènes qui se transforment dans l’imaginaire du regardeur.

Les implications dans l’art sont importantes
Quelles sont les œuvres qui concilient l’implication des champs de la physique quantique ou de la théorie de la relativité restreinte avec l’art ? La physique quantique met en péril le temps, donc l’art moderne, l’art engagé, l’artivisme et la peinture d’histoire notamment. Toutes ces tendances ignorent l’intemporalité. Seules les œuvres intemporelles apportent de la cohérence à cette conciliation.

Ainsi, si nous réconcilions le temps entre l’art et la théorie de la relativité restreinte, alors l’intemporalité est de mise, comme dans les œuvres du peintre Henri Fantin-Latour qui n’a pas cherché à être en phase avec son temps. Son art ne navigue pas sur l’actualité, mais s’inscrit dans une démarche intemporelle.

Nos espaces de vie
L’espace n’est pas clairement défini en physique quantique : il est le fruit d’une projection, et c’est en révélant nos imaginaires que nous pouvons créer des espaces de vie3.


1 Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant.
2 Martin Heidegger, Interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure » de Kant
3 Guillaume Bottazzi, Guillaume Bottazzi et la joie d’habiter.

Les limites de la neuro-esthétique

Guillaume Bottazzi –  Janvier 2023


Un tour vers l’histoire du rose
Je me suis penché sur les recherches de l’historien de la couleur Michel Pastoureau : elles illustrent l’histoire de la couleur au Moyen Âge ; ou, plutôt, comment la couleur a été ressentie par nos sociétés.

« Il y a l’idée, pour les historiens de l’art, que la ligne prime sur le coloris, avec Platon et Aristote pour qui la couleur semble superflue. À la fin du Moyen Âge, cette idée s’intensifie jusqu’au XVIIe siècle, renaît au XVIIIe siècle et revient au XIXe, avec notamment Delacroix. »

Posons cette question du point de vue de la mode, par exemple : Pourquoi le rose c’est pour les filles ? 1

D’après Emmanuelle Berthiaud, historienne spécialiste de l’histoire des femmes, « il a quelques centaines d’années, le rose était plutôt attribué aux hommes ; il était considéré comme une variante du rouge, marquant la masculinité par excellence. Depuis l’Antiquité, il symbolise le pouvoir, l’autorité. Le mot “rose” n’existait ni en grec ou en latin. On parlait plutôt d’“incarnat”. On porte du rose à la Renaissance, c’est une mode pour les élites et pour les hommes. En France, à l’époque des Lumières, Madame de Pompadour va mettre le rose à la mode, mais cela n’a rien de spécifiquement féminin.

À partir du XIIe siècle, le bleu est une couleur de plus en plus attribuée aux femmes, en référence au manteau bleu de la Vierge Marie. Les enfants sont habillés le plus souvent en blanc, qui évoque la pureté et l’innocence. La réforme protestante va influer sur la mode et induire des changements en favorisant le noir, le brun, le gris et le bleu. Le bleu est ainsi de plus en plus assimilé au pouvoir. Les femmes s’habillent souvent alors en rouge, même les paysannes. Goethe nous explique que le “sexe féminin dans sa jeunesse est attaché au rose et au vert d’eau”. Au XIXsiècle, les vêtements colorés se démocratisent ; le rouge et le bleu sont aussi utilisés pour les enfants, dans des tons adoucis. Dans les pays anglo-saxons, l’utilisation du bleu pour les garçons et du rose pour les filles commence au milieu du XIXe siècle pour les élites, puis s’intensifie avec le développement du marketing. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le rose devient une valeur sûre de la publicité pour les femmes au foyer. À partir de 1980, notre société de consommation incite à différencier le garçon de la fille, afin d’éviter que la grande sœur ou que le grand frère passe ses affaires ou ses jouets à son petit frère ou à sa petite sœur. »

Pour l’historien Michel Pastoureau, la couleur est d’abord une notion abstraite. Contrairement à l’approche neuro-esthétique, selon lui, c’est la société qui fait la couleur : elle est culturelle. La couleur est rebelle à l’analyse et à la synthèse.

Selon lui, le jaune est une couleur solaire associée à la joie.  Au Moyen Âge, le jaune était considéré comme une couleur bienveillante ; mais à partir de la fin de cette période, tout devient marron, et le jaune est associé à la maladie, à la couleur de l’urine. Plus tard, Vermeer a utilisé le jaune, et les impressionnistes ont remis définitivement cette couleur à l’honneur ; les peintres fauvistes ressortent le jaune, avec des artistes comme Henri MatisseAndré DerainMaurice de VlaminckVincent Van Gogh. En fait, ce sont les peintres qui réhabilitent le jaune.

Pastoureau dit également que les petites classes sociales au XVIIIe siècle portent des couleurs fortes, alors que les élites se distinguent avec des couleurs en demi-teinte. Selon lui, trop de couleur tue la couleur. Il mentionne que des urbanistes ont cherché à mettre de grands aplats de couleurs vives dans le tissu urbain, et que la population a demandé d’enlever ce marqueur social.

De l’histoire de l’art aux neurosciences
Si l’histoire de la couleur est un sujet passionnant, il n’en est pas moins que la démarche de l’historien relève de questions sociales et culturelles, mais pas biologiques, contrairement à la neuroesthétique.

La neuroesthétique centre son attention sur le système humain en tant qu’identité biologique : cela induit que le pouvoir de la neuroesthétique doit être relativisé, puisque des paramètres culturels participent au jugement esthétique. Cela induit également que le point de vue de l’historien et celui des psychologies cognitives se complètent et apportent des informations de différentes natures.

En psychologie cognitive, le visiteur occidental d’un musée comme le Louvre se trouve devant des œuvres qui représentent son idée du beau : autrement dit, ce qui est reconnu comme tel par sa propre culture. Les œuvres qu’il voit deviennent sa référence du beau. D’après l’anthropologue Marcel Mauss, une œuvre d’art est ce qui est reconnu comme tel par un groupe de personnes.

L’historien, lui, a des compétences qui appartiennent au passé ; la profession d’historien de l’art a été créée afin de catégoriser des œuvres en fonction des ethnies et des périodes, alors que le neuroscientifique centre ses recherches sur des êtres vivants. Les outils de mesure dont il dispose n’existent que depuis quelques décennies. Par exemple, cela implique qu’interpréter psychologiquement la cape rouge du Petit Chaperon rouge ne semble pas sérieux, parce qu’il s’agit d’une autre époque avec d’autres codes.

La neuroesthétique transcende-t-elle les cultures ?
Le prix Nobel de médecine Éric Kandel préconise le diffus pour forcer l’activité cognitive. Contrairement à ce que pensait Platon, pour la neuroscience, la couleur prime sur la ligne ; plus précisément, c’est la lumière qui prime, la couleur étant corollaire aux longueurs d’onde qui se déposent sur des photons.  

Les fondateurs de la neuro-esthétique Semir Zeki et Vilayanur S. Ramachandran basent leurs expériences sur des patients de cultures différentes et de niveaux sociaux différents : leur ambition étant de dépasser les clivages et d’apporter une connaissance universelle.

Lorsque je présente mes œuvres en Occident, j’intègre consciemment et inconsciemment des subtilités liées à ma culture. Qu’en est-il quand je présente mes créations à une culture lointaine ?

J’exerce mon activité en Asie, et je connais assez bien le Japon, par exemple ; mais pas suffisamment pour en lire toutes les subtilités, puisque je ne suis pas né au pays du Soleil-Levant. Dans ce cas, ma proposition esthétique rapproche nos cultures, et les effets biologiques devraient se ressembler ; donc, cela n’exclut pas les phénomènes créés chez l’observateur. Ainsi, l’étrangeté et la rupture avec des idées reçues sont plus propices, mais les erreurs de lecture aussi. Par exemple, si le blanc est associé à la paix en Occident, c’est lors de la cérémonie mortuaire japonaise que les proches sont traditionnellement habillés en blanc, qui est la couleur du deuil. 

La neuroesthétique transcende-t-elle les époques ?
Un autre phénomène semble intéressant à souligner : quand un Occidental observe, par exemple, un tableau de Botticelli, cet artiste fait partie de son héritage culturel. Cependant, cette œuvre observée provient d’une autre époque : une époque que le regardeur n’a pas vécue, et cela implique que ce que le regardeur projette est autre chose qui ne ressemble pas à ce que projetaient les contemporains du tableau. L’œuvre de Botticelli est dans ce cas transformée, elle se réincarne à travers la propre élaboration de l’observateur vivant dans un autre contexte. Le tableau de Botticelli n’est plus le même, il est malléable et se transforme en fonction de notre histoire. Le propre de l’art est de devenir ce que l’on en fait, il dépend de la manière dont nous sommes habités par l’œuvre.

Si nous connaissons les effets esthétiques produits chez nos contemporains, le passé appartient aux historiens, pour comprendre les civilisations anciennes. Cela n’exclut pas d’apprécier une œuvre du passé, bien qu’elle ne projette pas la même œuvre qu’à l’époque où elle a été créée. L’œuvre d’art est le fruit d’une reconstruction.

L’historien apporte un regard ethnologique sur le monde des morts, et la neuroesthétique observe le vivant.


1 https://www.radiofrance.fr/franceculture/pourquoi-le-rose-c-est-pour-les-filles-9568791

Résumé

Guillaume Bottazzi – Août 2022


J’écris aujourd’hui afin de proposer un condensé de plusieurs articles1, pour les lecteurs qui n’auraient pas bien compris – ou parfois trop simplifié – certaines publications précédentes traitant de l’art. Toutes les affirmations qui suivent ont été prouvées et nulle d’entre elles ne peut être contestée.

Nous avons vu dans les articles précédents que l’artiste élabore sa création notamment à l’aide d’un échauffement de ses sens, ce qui va permettre d’induire l’observateur à vivre une expérience sensorielle.

Nous avons également vu dans les articles précédents que l’homme est un être intégré qui n’existe pas en soi. Vous comprendrez alors pourquoi l’objet d’une œuvre ne se limite pas à l’artiste ou à son intériorité : l’œuvre n’est pas sa composition physique, mais les phénomènes qu’elle crée, à savoir l’effet produit sur l’observateur. L’expérience proposée appartient au regardeur et est différente pour chacun d’entre nous. L’observateur élaborera ce qu’il ressent en fonction de son expérience, de ses besoins, de sa sensibilité, de son environnement, de son entourage social, du lieu où l’œuvre est présentée, etc. ; et comme notre expérience personnelle influence notre goût esthétique, il est important de s’entourer d’œuvres d’art dans notre quotidien.

Cette expérience sensorielle renforcera l’identité de l’observateur, mais aussi son envie ou sa capacité à vivre. De plus, elle renforcera sa propre histoire, sa colonne vertébrale ; elle facilitera sa propre re-création, sa capacité à prendre de la distance avec les choses, à se sentir mieux ou bien. Mes œuvres sont aussi conçues pour « déloger » les neurones du sujet, qui se trouvent dans des zones de confort ; elles modulent des neurones, c’est-à-dire qu’elles en créent de nouveaux.

En résumé, mes œuvres rendent l’observateur plus intelligent, mais aussi plus heureux et renforcent sa capacité à vivre.

D’après l’Organisation mondiale de la Santé, les œuvres d’art nous rendent plus élégants et plus sociables. Elles améliorent notre santé physique, comportementale, psychologique et sociale en résorbant le sentiment de solitude : quand nous regardons une œuvre, nos neurones miroirs s’activent comme si nous ne regardions pas un objet, mais un être que nous aimons. Elles permettent enfin de s’approprier les espaces de vie, parce que les espaces n’existent pas en soi.

Si le sociologue Pierre Bourdieu a dit que l’expressionnisme abstrait américain est considéré comme étant de bon goût pour toutes les classes sociales dominantes 2, il est aussi démontré que ce mouvement réduit le champ de portée d’une œuvre, parce qu’ici, l’œuvre n’est liée qu’à l’artiste, à l’insula, à l’intériorité de l’artiste, à ses sentiments et à la conscience de soi. Nous avons vu que l’insula est une partie de soi, mais que l’être est plus complexe.

Ce qui échauffe les sens d’un artiste, son inspiration, est une corrélation entre le dehors et le dedans. L’art est périphérique à l’artiste et ses sens font référence à ce qui lui est extérieur : ses perceptions.

En outre, l’art dans la conscience collective est la représentation du beau, et le beau permet de nous sentir mieux. La reconnaissance du beau active les mêmes zones que le sentiment amoureux ; cela permet de produire chez l’observateur une activité plus riche que si l’œuvre agissait sur l’amygdale, par exemple.

Vassily Kandinsky écrit que l’art élève les gens. Pour moi, il porte le monde, malgré ce que l’on en fait aujourd’hui.
« La beauté sauvera le monde »3, comme l’a écrit Fiodor Dostoïevski.


1 Essais précédents :
L’art renforce l’acuité cognitive du regardeur : « Un système conçu pour s’adapter à son environnement », Guillaume Bottazzi, 2022
L’art renoue avec le beau, Guillaume Bottazzi, 2021
Les priorités dans l’art, la neuro-esthétique et ses orientations, Guillaume Bottazzi, 2021
La neuro-esthétique de Guillaume Bottazzi, Guillaume Bottazzi, 2021
Guillaume Bottazzi et la joie d’habiter. Les œuvres in situ de Guillaume Bottazzi révèlent de nouveaux paradigmes environnementaux, Guillaume Bottazzi, 2020
Les sens et l’art, Guillaume Bottazzi, 2020
L’abstraction sur-moderne, Guillaume Bottazzi, 2020
Le cerveau et l’art, Guillaume Bottazzi, 2016
2 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979
3 Fiodor Dostoïevski, L’Idiot​, 1887

L’art renforce l’acuité cognitive du regardeur : « Un système conçu pour s’adapter à son environnement »

Guillaume Bottazzi – Juin 2022



Zhu Da, Lotus et canards, vers 1696, rouleau vertical, encre sur papier, 95,8 × 185 cm, Freer Gallery of Art. Washington

 

L’homme est un mécanisme intégré
Nous avons pensé que le sommeil était un phénomène neurobiologique et que son objectif et sa structure étaient situés dans le cerveau.

« Tout le monde a pensé que le sommeil est du cerveau, par le cerveau et pour le cerveau. Nous négligeons le fait que nous ne sommes pas des cerveaux, nous sommes des mécanismes, nous sommes intégrés, tout ce que nous faisons est intégré à tout le reste » explique le neuroscientifique Paul Shaw de l’Université de Washington à Saint-Louis.

Les premières fissures de cette vision, qui est centrée sur le cerveau, ont commencé à apparaitre lorsque la scientifique Suisse Irène Tobler a remarqué que les cafards dormaient de manière inconsciente. Récemment, une nouvelle découverte a complétement changé le récit. Nous avons appris que les créatures les plus simples, les organismes ayant très peu de cerveau, dorment aussi. Une étude a par exemple été menée à partir d’une hydre, l’une des formes les plus simples de la vie animale. À la place du cerveau, l’hydre possède des réseaux nerveux, les systèmes nerveux les plus élémentaires de la nature. En l’année 2021, un groupe de scientifiques japonais a démontré que les hydres dorment. Ces minuscules organismes d’eau douce sont la preuve vivante que le sommeil a évolué avant le cerveau. De plus en plus de scientifiques étudient vraiment les tissus périphériques et se demandent comment le corps peut avoir un impact sur le cerveau, et comment le cerveau peut avoir un impact sur le corps, spécifiquement en ce qui concerne la régulation du sommeil.

Dans ses recherches, le neuroscientifique Paul Shaw émet l’hypothèse selon laquelle il existe des situations que le cerveau ne peut pas régler lui-même ; en association avec les dommages qui ont eu lieu, le sommeil peut réduire l’énergie d’activation pour que les circuits du cerveau commencent à trouver une solution. L’idée est que lorsque nous dormons, nous dépensons moins d’énergie. L’énergie que nous utilisons alors est utilisée d’une manière différente. Nous soutenons des fonctions que nous ne pourrions pas soutenir si nous étions éveillés. La recherche sur les hydres est la première d’un nombre croissant de preuves que le sommeil a d’abord évolué pour réguler le métabolisme et améliorer la réparation, et qu’il n’a pris que plus tard des fonctions liées au cerveau. Le sommeil et le métabolisme sont étroitement liés.

Pour contextualiser avec l’art : si les mécanismes de l’humain se construisent par rapport à ce qui l’entoure, cela implique que la nature intrinsèque d’une chose ou d’un être ne se limite pas à un individu. L’humain est un organisme intégré constitutif de son environnement, de son microbiote et des éléments périphériques. L’artiste révèle non seulement son identité, mais également son rapport aux éléments, qui sont eux-mêmes constitutifs de sa propre construction. Il révèle des énergies qui nous permettent d’être plus en phase avec le monde qui nous entoure. L’artiste permet à l’observateur d’avoir un rapport plus en harmonie avec les choses, de manière globale. Cela induit que le sujet n’est pas l’artiste, mais les effets de l’œuvre sur l’observateur*, qui peuvent faciliter sa capacité d’adaptation à l’environnement. L’œuvre d’art est en lien avec le dedans et le dehors, et l’esprit est indissociable du corps.

* Le physicien Jean-Claude Picard explique que quand nous regardons une œuvre, nous séparons les lignes, la profondeur, la forme, la couleur et le mouvement… Tous ces facteurs sont traités dans des localisations différentes de notre cerveau. Le cerveau va les reconstituer en phases, en synthèse synchronisée. Pour l’audition, il existe la hauteur des sons, le rythme des sons, le timbre. De nombreux facteurs sont analysés dans des zones différentes du cerveau, sont reconstitués, et nous apportent du plaisir ou quelquefois du déplaisir.


Le cerveau humain est unique parce que 
notre système est conçu pour s’adapter à son environnement
Le cerveau d’Albert Einstein ne pesait qu’1,2 kg et celui du prix Nobel de littérature Anatole France 1,1 kg. C’est petit et ce n’est pas la taille du cerveau qui le rend créatif. La scientifique Suzana Herculano-Houzel a développé une nouvelle technologie pour compter le nombre de nerfs dans le cerveau. Ce qu’elle mesure est le nombre de processeurs, ils sont très nombreux, autour de 100 billions.

Récemment, elle a mesuré le nombre de nerfs dans le cerveau d’un éléphant africain parce que le cerveau de l’éléphant est immense, plus grand que celui de l’homme. En effet, l’éléphant a un cerveau trois fois supérieur à celui de l’homme, mais la plupart des réseaux se trouvent à l’arrière du cerveau. Le nombre de nerfs dans le cortex du cerveau humain est plus important et plus large comparé à tous les autres. La différence réside dans le fait que le cerveau de l’homme est très connecté. Cela implique qu’il a la capacité de véhiculer les informations d’une région à l’autre très aisément, ce qui est essentiel pour la créativité.

Le neuroscientifique Idan Segev de l’Université hébraïque de Jérusalem donne un exemple* « un verre implique le concept du verre, sa forme qui est associée à la vision, le goût, le toucher ; donc, quand on intègre le concept du verre, nous devons élaborer et mettre en action de nombreux modules ou modalités, qui interfèrent avec des régions différentes situées dans ce contexte à l’arrière du cerveau, au-devant et sur le côté, et ces régions doivent être connectées pour gérer différents types d’informations, pour générer par exemple le langage ». Nous avons 3 à 4 km de connexions qui représentent 100 millions de connexions, localement nous possédons de nombreux circuits. Nous développons notre cerveau plus lentement que les autres animaux. 30 000 réseaux s’activent localement. Le nombre de synapses et de connexions décident de la dynamique de notre système, pas seulement les connexions entre les différentes régions, mais aussi les connexions dans chaque région.

Ce système est conçu pour s’adapter à son environnement et cela implique que l’expression artistique ne se limite pas à révéler l’être de l’auteur ou sa vie, mais permet à l’observateur d’être plus en harmonie avec les choses de manière globale.

 * Dans le cadre de la conférence « Le cerveau et la création artistique »

 

Yokoyama Taikan, Gunjo Fuji, autour de 1917, musée d’art de la préfecture de Shizuoka

Les effets de la couleur sur l’humain

Guillaume Bottazzi – Janvier 2022


Les phénomènes chromatiques chez l’humain
La couleur a toujours fasciné l’humanité, mais de nouvelles connaissances en neurosciences et en psychologie cognitive permettent désormais d’en savoir plus. Des études complémentaires seront nécessaires pour connaître parfaitement notre système visuel et notre relation à la couleur. Les couleurs sont des ondes électromagnétiques, et la lumière est captée par les yeux à l’aide d’ondes de différentes longueurs produites par des particules qui sont réfléchies sur les objets que nous voyons.  Le spectre visible pour l’être humain – qui n’est qu’une petite partie de l’ensemble du miroir électromagnétique – ne s’étend que de 380 à 780 nanomètres, qui correspondent respectivement au violet foncé et au rouge foncé. Lorsque les photons de la lumière d’une image sont émis, ils atteignent le cristallin de l’œil et se concentrent sur la rétine. Cette dernière contient quatre classes de photorécepteurs : trois classes de cônes et une classe de bâtonnets. Les cônes nous permettent de voir les détails pendant la journée et sont responsables de la sensibilité au contraste, à la couleur et aux détails fins, mais ne perçoivent pas bien les composants plus généraux. Chacune des trois classes est sensible à une composante spécifique du spectre de couleur violet foncé, vert ou rouge foncé. Les bâtonnets, quant à eux, sont plus nombreux que les cônes et ne sont pas très efficaces le jour ou en lumière intérieure normale. De plus, ils ne contiennent aucune information sur la couleur et ne contribuent donc pas, par exemple, à notre perception de l’art. Les êtres humains perçoivent les couleurs avec des caractéristiques émotionnelles spécifiques, et notre réaction ultérieure à celles-ci peut varier selon notre humeur ; des études sont par ailleurs en cours sur le sujet.

En observant une couleur, nous ressentons des émotions et des sensations. Notre perception est le fruit d’une reconstruction et nous permet notamment de lire l’espace et les formes qui nous entourent. Cette ambiguïté peut expliquer pourquoi une seule couleur peut susciter des réactions différentes chez différentes personnes, mais également chez la même personne à des moments différents. Plus précisément, le stimulus sensoriel visuel reçu est immédiatement traité par l’amygdale – située profondément dans le lobe temporal du cerveau – qui modère les états émotionnels qui, à leur tour, produisent une réponse inconsciente. Les zones cérébrales de la vision et des autres sens sont connectées à l’amygdale ; celle-ci code et coordonne la réponse des circuits neuronaux à ces stimuli émotionnels, en les intégrant également aux expériences individuelles antérieures. Si ces stimuli sont nouveaux, elle les apprend. De cette façon, la signification émotionnelle individuelle générée par le sens visuel influence nos émotions et, par conséquent, d’autres aspects de la conscience – comme la perception, la pensée et la prise de décision. Ce qui est fondamental pour l’inhibition de l’amygdale et pour l’intégration des informations émotionnelles, cognitives et sociales, c’est le cortex préfrontal qui a, en partie, la capacité de limiter les choix impulsifs. L’hippocampe est important pour la mémoire explicite, ou consciente, des événements émotionnels ; il est aussi impliqué dans la récupération d’informations nouvellement formées, par opposition à l’amygdale qui est utile pour la mémoire émotionnelle inconsciente. Plus spécifiquement, Eric Kandel définit la sensation et, dans ce cas, on la comprend comme analogue au concept d’émotionAntonio Damasio, quant à lui, la définit comme des actions déclenchées à la suite d’un stimulus externe – en grande partie automatique –, acquises au cours de l’évolution, et qui impliquent des actions effectuées par le corps telles que les expressions faciales en conséquence du stimulus sensoriel. Dans le cas de la vue, ce sont les photorécepteurs de nos yeux qui sont stimulés ; ils peuvent influencer directement notre comportement. La perception est plutôt l’étape suivante qui intègre les informations que notre cerveau reçoit du monde extérieur, avec les connaissances issues d’un apprentissage basé sur des expériences antérieures et sur le contrôle d’hypothèses, qui devient cohérent lorsque le cerveau lui attribue une valeur, un sens et une utilité.

Pour Antonio Damasio, le sentiment est conscient ; c’est un état neuronal qui survient après l’émotion. Même les sentiments primordiaux, considérés comme des images de l’état interne d’une personne, sont basés sur le tronc cérébral et font partie intégrante de la régulation vitale. Ils sont communs à la fois aux émotions et à ce que nous appelons les « sentiments corporels » – constitués d’images d’autres aspects de l’organisme combinés à ceux de l’état interne –, et aux sentiments d’émotions, considérés comme des variations complexes de sentiments corporels causés par un objet spécifique. Sa zone principale semble être l’insula, qui évalue et intègre l’importance émotionnelle et motivationnelle de ces stimuli, et agit également comme coordinateur entre les informations sensorielles externes et les états motivationnels intérieurs.  S’il y a de nombreux paramètres qui relativisent largement les effets objectifs de la couleur sur un individu, des études permettent néanmoins d’afficher des résultats de statistiques concluants.

La lumière
Notre perception est le fruit d’une reconstruction et nous permet notamment de lire l’espace et les formes qui nous entourent. Si la couleur est liée à des longueurs d’onde, cela implique que la lumière est antérieure à la couleur. La luminosité est l’origine de notre vision de la couleur ; donc, un même objet, selon l’heure ou la saison auxquelles nous le voyons, peut présenter des couleurs différentes. Cependant, si nous voyons ce même objet, nous pouvons le reconnaître et notre cerveau l’associe à la couleur que nous avons l’habitude de lui agréger. Cette capacité de la couleur à se maintenir est essentielle pour un objet : c’est une reconstruction mentale que l’on nomme la « permanence des couleurs ». Si cette propriété n’existait pas, nous ne distinguerions pas les différents éléments ; la couleur n’appartient pas à une réalité du monde, c’est une reconstruction. Ainsi, notre précarité à voir les éléments produit des élaborations qui changent d’un individu à un autre. Il faut aussi garder à l’esprit le principe fondamental du fonctionnement de notre cerveau selon lequel celui-ci prend des informations du monde extérieur, qui sont ensuite complétées par la personne qui voit. Cette incomplétude produit des interprétations différentes qui changent d’un individu à l’autre. Dès lors, la lumière est efficace sur un individu et produit des effets chimiques puissants. Elle est immersive, puisque l’observateur réduit son iris afin de s’adapter au flux de lumière. Devant une œuvre d’art lumineuse, l’observateur est acteur de ce qu’il voit, car elle favorise sa projection. Nous pouvons imaginer que le verre, par exemple, facilite l’échauffement des sens du regardeur et son appropriation, dans la mesure où il crée des réflexions de lumière ainsi qu’un effet miroir.

Les couleurs
La couleur produit des effets qui influencent nos énergies ; elle a un effet puissant sur l’humain, et produit des effets qui influencent notre état. Des études échelonnées sur des décennies permettent de mieux comprendre ses effets ; mais d’autres études sont toujours en cours de développement, visant à inciter les consommateurs à acheter en agissant sur le choix des couleurs. Il est connu que le choix de couleurs spécifiques pour les murs d’un magasin a une finalité précise : par exemple, le rouge est une couleur forte, optimiste et tonifiante. Des statistiques permettent de comprendre combien cette couleur influence notre comportement : un sportif qui porte un maillot rouge aura plus de chance de vaincre qu’un autre. Ainsi, le rouge est associé au vainqueur et à la puissance, c’est la couleur des décideurs et elle contribue à se sentir dans une bonne énergie, dans de bonnes dispositions. Le rouge est préconisé pour les salles de réunions, les lieux festifs, les pièces de réception, les salles de cinéma, les théâtres et les salles de concert : le spectacle sera mieux apprécié si l’environnement est rouge. De plus, quand un homme voit une femme vêtue de rouge, le rythme cardiaque de ce dernier s’accélère et cette femme aura plus de succès qu’une autre. Le rouge génère donc de la chaleur et attire ; il est ainsi souvent utilisé dans les vitrines des magasins. Le rose est une couleur optimiste et douce à la fois, qui va permettre de se sentir dans de bonnes dispositions ; la douceur de la couleur calme, elle apporte de la quiétude. Des expériences concluantes ont été menées pour peindre les prisons en rose, s’avérant positives pour calmer les détenus. Le rose est aussi préconisé pour les écoles. Le vert, quant à lui, remet les idées en place ; il permet de se concentrer et de se retrouver. Cette couleur nous ramène à la nature, à notre environnement naturel ; elle favorise la quiétude et l’organisation. Cette couleur est appropriée pour habiller les bibliothèques.
Dans les murs intérieurs des magasins, la préférence peut être le bleu, une couleur qui détend et qui incite les clients à choisir sereinement. Le bleu dégage les voies respiratoires et purifie ; il favorise notre imagination. C’est la couleur de la créativité ; des expériences menées sur des enfants montrent que le bleu favorise cette dernière. Il est utilisé pour les réunions de réflexion dans les entreprises. Le jaune stimule l’appareil digestif : c’est une couleur solaire, positive et optimiste qui a tendance également à nous amener à nous sentir dans de bonnes dispositions.

La mémoire et le processus de remémoration dans la perception visuelle
Il est important de garder à l’esprit les manières dont se développe le processus mémoriel, en prenant d’abord en considération la notion de mémoire. Celle-ci n’est plus vue comme une réserve d’informations statiques dans le temps et à partir de laquelle il est possible de récupérer des informations d’une façon inchangée ; au contraire, elle est désormais considérée comme un objet dynamique et reconstructif dont dépend notre capacité à nous rappeler et à transmettre aux autres le contenu des souvenirs. Le dispositif de mémoire utilise deux processus : celui d’apprentissage et celui de mémorisation. Les deux procédures présentent des phases de codage, de consolidation, de stockage et de récupération. Plus précisément, lorsqu’un stimulus externe sélectionné par notre attention arrive, il passe par notre mémoire à court terme ou, comme Alan Baddeley l’appelle, notre « mémoire de travail » ou « ML », qui stocke temporairement des informations tout en procédant simultanément à leur traitement pour effectuer des tâches mentales. La mémoire de travail est articulée à travers un circuit phonologique, ou une boucle articulatoire – qui est utilisé pour le traitement et la maintenance des informations verbales et acoustiques –, un cahier visuel spatial qui est plutôt responsable du traitement et du maintien des informations visuelles et spatiales, et un système exécutif central qui coordonne l’activité des deux systèmes précédents, interagissant également avec le reste de la mémoire de travail. À ce stade, les informations se confrontent à la mémoire à long terme avant de fournir une réponse définitive. La mémoire à long terme, selon les connaissances auxquelles elle doit se référer, peut être explicite ou déclarative lorsque l’accès à l’information est conscient ; celle-ci se décompose à son tour en mémoire épisodique (expériences personnelles) et en mémoire sémantique (répertoire de connaissances générales stocké sur la base de son sens et de l’apport de connaissances que l’individu entre en fonction de ses expériences). Au lieu de cela, la mémoire non déclarative ou implicite (lorsque l’accès à la connaissance n’est pas conscient) est à son tour divisée en mémoire procédurale (capacité inconsciente de faire quelque chose), mémoire de conditionnement et mémoire d’amorçage. Il est possible de dire que les régions cérébrales supérieures peuvent influencer les régions inférieures ; cela nous permet d’expliquer facilement comment quelque chose de nouveau que nous venons de voir dans une image peut nous rappeler quelque chose d’autre vu précédemment : c’est la mémoire dite « familiale ». La mémoire est essentielle à la réponse perceptive et émotionnelle, notamment en ce qui concerne la mémoire à court terme ; les informations visuelles sont perçues par le cortex temporal inférieur, analysées puis transmises au cortex préfrontal qui code la réponse comportementale. La mémoire à long terme, quant à elle, nécessite l’intervention du lobe temporal, de l’hippocampe dans la mémoire explicite, de l’amygdale et du striatum (qui est impliqué dans la récompense et l’attente) dans la mémoire implicite.

La couleur et l’odorat
Les couleurs permettent aussi de créer des odeurs qui sont reconstruites par l’humain. Une expérience a été menée sur de la lessive : à une lessive blanche, il a été ajouté du rouge, puis du bleu et ensuite du jaune. Les nombreuses ménagères qui ont testé les produits ont pratiquement toutes fait la même conclusion : la lessive rouge fonctionnait très bien, mais elle était trop forte parce qu’elle attaquait le linge. La lessive jaune ne nettoyait pas bien, et la lessive bleue était parfaite ; mais surtout, elle sentait bon contrairement aux autres. Bien sûr, il s’agissait en fait de la même lessive !

La couleur et le son
Il existe des études dans des domaines synesthésiques dans lesquelles, par exemple, la couleur est associée à la musique pour faciliter la persuasion du consommateur à acheter. Il existe aussi des recherches qui montrent comment notre perception d’un aliment ou l’odeur d’un aliment est en partie influencée par la manière dont ils sont illuminés et, par conséquent, par la couleur qu’ils affichent lorsqu’ils sont présentés à table. Même la couleur du plat dans lequel les aliments sont servis et l’éclairage ambiant peuvent susciter des impressions différentes, et la nourriture peut apparaître plus ou moins attractive ou abondante. La couleur des objets pour les êtres humains est essentielle en termes de stratégies marketing et publicitaires. En fait, pour utiliser d’autres termes pour exprimer cette notion, selon Jean-Marie Floch, quand nous nous trouvons devant un objet, nous faisons des opérations sémantiques, en particulier de valorisation ; ou plutôt, nous construisons des valeurs que nous attribuons individuellement à cet objet. Le terme mis en valeur identifie le fonctionnement de cette partie du monde que l’on veut analyser et qui s’obtient par des médiations sémantiques appropriées, combinant un certain objet avec notre expérience du monde.
Des recherches menées par l’Institute for Color Research en collaboration avec l’Université de Winnipeg ont montré que les consommateurs n’ont besoin que de 90 secondes pour porter un jugement sur un produit en référence à sa valeur, sa fiabilité ; la couleur compte de 62 à 90 % dans ce résultat. Par conséquent, diverses théories et recherches montrent que la couleur est capable d’influencer de manière significative les attitudes et les perceptions d’une marque.

L’art renoue avec le beau

Guillaume Bottazzi – Décembre 2021


Le philosophe Edmund Burke écrivait en 1757 que la beauté « est le plus souvent une qualité des corps qui agit mécaniquement sur l’esprit humain par l’intervention des sens ». Burke distinguait donc l’art du beau ; mais le beau et l’art ont été brutalement séparés par Marcel Duchamp, avec son urinoir (cf. Fontaine). Ainsi, tous les travaux artistiques, même intéressants, ne sont pas nécessairement liés à l’expérience du beau.

Le neurobiologiste Semir Zeki explique, lors de sa conférence « La neurobiologie de la beauté », qu’il n’y a pas de caractéristiques particulières pour définir le beau ; c’est pourquoi, lors de ses expériences sur le beau, il a ciblé des individus représentant différentes ethnies, différentes cultures et différentes éducations. Semir Zeki a exclu les initiés, comme les peintres ou musiciens, pour éviter que la connaissance du sujet n’influe sur la réponse. Son idée était de montrer des peintures et de faire écouter de la musique afin que chacun évalue le beau. Ensuite, il scannait les sujets et proposait à nouveau les mêmes œuvres, en surveillant cette fois l’activité du cerveau. Le flux du sang détecté par le scanner permet de voir l’activité et les zones sollicitées. Il a mené ces expériences à partir d’un tableau que la plupart des gens apprécient (mais pas tous) de Jean-Auguste-Dominique Ingres – La Grande Odalisque –, et d’une autre peinture que beaucoup de personnes (mais pas toutes) considèrent comme « moche », peinte par le fameux Lucian Freud – Un portraitiste sur le divan. Cette œuvre de Lucian Freud ne procure pas d’expérience de la beauté pour la plupart des sujets. En musique, une majorité a trouvé « belle » la Symphonie n5 de Gustav Mahler, et beaucoup de sujets ont qualifié de « laide » une œuvre de György Ligeti.

En observant les stimulations de l’activité du cerveau, et surtout les aires actives quand les sujets vivent l’expérience du beau par le regard, on remarque qu’en addition des zones visuelles, le cortex orbitofrontal médian – la zone émotionnelle – est également actif.

Quant aux expériences esthétiques musicales, la zone orbitofrontale est très active. Il y a aussi une ère isolée qui se mobilise, et qui est toujours corollaire à l’expérience du beau. Il y a des caractéristiques qui définissent le beau, mais la réponse provient du cerveau et non pas des œuvres d’art. En reconnaissant le beau, il y a une forte activité dans la relation à l’œuvre : l’intensité de l’expérience est grande pour l’observateur.

Mais qu’en est-il pour la laideur ? Pour la laideur, l’observateur active des stimuli, mais différemment. L’amygdale est active, le cortex mobilise le moteur qui nous protège contre la laideur. La fonction essentielle de l’amygdale est de « décoder les stimuli qui pourraient être menaçants pour l’organisme ». Joseph LeDoux, directeur du centre pour les neurosciences de la peur et de l’anxiété (Center for the Neuroscience of Fear and Anxiety) à New Yorkillustre très bien l’action de ce circuit : « Un promeneur marche dans la nature et voit ce qu’il prend pour un serpent. La voie courte active une réponse instantanée de sursaut et de recul de frayeur. »

Nous disposons d’un filtre qui sélectionne le laid et le beau, et l’information est envoyée dans des régions différentes.

Semir Zeki affirme que le beau est désir et amour, et qu’il y a un lien miroir avec le beau. Quand les gens regardent une personne ou un objet qu’ils désirent, ils utilisent le même chemin que le beau. Il y a donc une zone commune de l’activité localisée dans le cortex orbitofrontal médian, et ces zones s’activent lorsque vous avez l’expérience du beau ; mais il arrive aussi qu’elles soient actives au moment où une personne regarde des individus qu’elle aime vraiment.

Si, pour l’observateur, le beau renforce son envie de vivre et sollicite une activité plus importante que le laid, cela implique que l’œuvre d’art doit stimuler nos désirs, l’amour et le beau. Dès lors, la portée d’une œuvre ne se mesure pas à partir d’elle-même, mais à partir des effets produits chez l’observateur.

Les priorités dans l’art, la neuro-esthétique et ses orientations

Guillaume Bottazzi – Septembre 2021


Puisque de nombreux acteurs de l’art paraissent se perdre dans un univers cloisonné et dans des idées reçues, et que les scientifiques ne comprennent pas toujours quels sont les enjeux de l’art, il est important pour moi de livrer mon point de vue d’artiste.

Regardez autour de vous : nous sommes les héritiers de diverses problématiques qui donnent l’impression que notre monde est chaos. Paradoxalement, nous prenons également conscience que nous sommes dans un écosystème, et que cet écosystème fait lui-même partie d’un autre écosystème. Par conséquent, le « je » n’existe pas. Ce n’est pas le chaos : tout est lié et l’œuvre d’art est une passerelle entre le microcosme et le macrocosme.

L’histoire de l’art semble montrer un intérêt partagé par les artistes à se rapprocher du public. À la Renaissance, nous découvrions au Piazzale des Offices – à Florence – la sculpture de Donatello se libérant de son socle. Plus tard, les artistes baroques introduisaient le mouvement dans l’œuvre d’art, afin de solliciter l’engouement du regardeur. Ainsi, comme l’a écrit l’auteur allemand Karl Philipp Moritz, l’œuvre d’art postule de l’expérience du spectateur.

Les neurosciences nous permettent de rapprocher encore davantage l’œuvre d’art de son public ; et cette recherche de proximité est importante parce que ce qui rend vivante une œuvre est l’élaboration du regardeur. Néanmoins, la priorité est ailleurs.
Donatello ou Rubens, par exemple, se rapprochent du public, comme nous l’avons expliqué précédemment ; cependant, ils ont aussi pour vocation d’élever l’observateur, contrairement aux travaux récents de Jeff Koons (pour ne citer que lui) qui cherche à se rapprocher du public, mais pas à l’élever.

Avec bon sens, Vassily Kandinsky considère que l’œuvre d’art nous élève spirituellement ; cette élévation se mesure grâce aux outils dont nous disposons aujourd’hui. Or, depuis 20 ans, nos capacités cognitives régressent et nous devons par conséquent placer notre curseur sur l’optimisation du potentiel humain.

L’œuvre qui empêche le regardeur de penser par lui-même atrophie les champs du possible dans l’art, dans la mesure où c’est l’élaboration du regardeur qui va lui permettre de faciliter la modulation de ses neurones1 . Ainsi, l’art narratif contraint l’observateur à un rôle passif et limite sa propre élaboration, et l’art figuratif limite notre activité cognitive ; etc.

Dès lors, l’œuvre d’art a la vocation de stimuler notre imaginaire et de favoriser nos initiatives.
Elle doit susciter l’élaboration du regardeur.

Cela induit que l’œuvre s’oppose à la capture ou au contrôle, comme le décrit Marc-Alain Ouaknin dans l’Éloge de la caresse (2016) ; au contraire, elle incite à voyager, à se construire, à se recréer, à évoluer, à se renforcer, constamment en lien avec le dedans et le dehors.

Si nous commençons cette nouvelle ère – appelée « anthropocène » – avec de multiples problématiques, nous disposons néanmoins d’informations qui pourraient nous permettre de réajuster nos orientations.


1 Eric Kandel, Reductionism in Art and Brain Science – Bridging the Two Cultures (Le réductionnisme en art et en science du cerveau – Jeter des ponts entre les deux cultures), Columbia University Press, 2016.​

La neuro-esthétique de Guillaume Bottazzi

Guillaume Bottazzi – Mars 2021


La neuro-esthétique est une esthétique empirique. Cette discipline vise à l’étude des perceptions esthétiques de l’art du point de vue de la science. François Dagognet a écrit : « Puiser au dehors plutôt qu’au-dedans »1, et cette démarche doit s’appliquer à l’art qui, en se nourrissant des neurosciences, change son paradigme. La neuro-esthétique est une renaissance de l’art ; elle marque un grand tournant : le passage d’un monde à un autre.

La neuro-esthétique utilise des connaissances issues des neurosciences, ce qui permet de mieux appréhender les effets d’une œuvre sur l’humain et de les optimiser. Cette approche relève d’une étude des phénomènes qui a pour ambition d’optimiser les vertus d’une œuvre d’art. Ainsi, en opposition à l’art moderne, l’œuvre échappe à la doctrine qui relève d’une croyance spéculative, hasardeuse et fermée, puisqu’elle se base sur des faits ou des effets observés. La neuro-esthétique permet d’optimiser les bénéfices d’une œuvre, et donc d’élargir son champ de portée.

L’arbitrage
Nous pouvons aujourd’hui reconnaître, ou pas, la pertinence des artistes. Par exemple, Vassily Kandinsky a écrit que l’art permettait de s’élever spirituellement2 ; il avait raison, car nous pouvons, grâce aux neurosciences, constater que l’art crée une activité cognitive et module nos neurones.

Le neuroscientifique Eric Kandel, dans Art et réductionnisme, explique pourquoi l’art abstrait force notre activité cérébrale. Il précise qu’une œuvre abstraite, avec de surcroît des contours diffus, va produire une activité cérébrale plus importante chez l’observateur. Le peintre Henri Matisse avait par ailleurs raison en écrivant que « le rôle de la peinture est de donner ce que la photographie ne donne pas »3.

Les neuroscientifiques Helmut Leder, dans Un regard psychologique sur l’art de Guillaume Bottazzi 4 montrent pourquoi mes œuvres tendent à favoriser le bien-être. Le bien-être a une connotation qui est mal perçue par une catégorie de personnes, mais c’est parce que celles-ci  ignorent que si l’œuvre ne suscite pas d’empathie, elle ne crée tout simplement pas ou peu d’activité cognitive.

L’immersion
La dimension des œuvres emmène le spectateur dans une expérience sensorielle immersive, ce qui lui permet de l’enregistrer dans le registre de ses expériences personnelles. Cela explique pourquoi mes créations tendent à être plus grandes que l’humain. Aussi, l’installation n’est pas une particularité de notre époque, puisque nous bénéficions d’un héritage d’œuvres immersives, comme l’art pariétal ou comme les fresques italiennes par exemple.

Les neurosciences permettent d’anticiper l’avenir
Par exemple, comme nous savons que notre perception est globale, la conséquence est notamment que les œuvres d’art s’intégreront dans notre quotidien avec des dispositifs in-situ qui ne seront plus réalisés à partir de bouts de ficelles, contrairement à ce que nous pouvons observer parfois dans des musées et centres d’art contemporains.

Phénoménologie
L’écrivain Allemand Karl Philipp Moritz avait raison d’écrire que l’œuvre d’art postule de l’expérience du spectateur. L’œuvre n’est pas science, mais elle utilise la science pour avancer. L’œuvre d’art est une matière plastique et malléable.


1 François Dagognet, Changement de perspective : le dedans et le dehors
2Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art
3 Henri Matisse, Entretien avec Georges Charbonnier dans l’émission de télévision Couleurs du temps, 1951
4 Helmut Leder et Marcos Nadal, L’art des courbes dans le monde réel : un regard psychologique sur l’art de Guillaume Bottazzi

Guillaume Bottazzi et la joie d’habiter

Guillaume Bottazzi – Novembre 2020


Les œuvres in situ de Guillaume Bottazzi révèlent de nouveaux paradigmes environnementaux

Pourquoi des espaces oniriques dans nos lieux de vie ?
Les œuvres in situ de Guillaume Bottazzi modifient notre environnement et font émerger de nouveaux paradigmes architecturaux.

Pour Gaston Bachelard, l’imagination est fondatrice de la raison et de la perception : c’est la raison pour laquelle l’imagination prime dans la création des espaces que nous occupons, puisque nous habitons avant tout des espaces oniriques. Notre imaginaire conditionne nos perceptions et nos pensées.

Ces espaces poétiques ne sont pas des lieux qui existent en soi, ils ne sont pas une enveloppe dans laquelle on vient s’enterrer ni un contenant objectif d’éléments. Ces espaces poétiques nourrissent notre créativité et stimulent notre construction.

Mes œuvres in situ créent des espaces dynamiques, des espaces habités par le vivant, toujours en lien avec le dehors et le dedans. Ces créations créent des espaces qui transcendent les lignes et l’espace utilitaire.

Des espaces imaginaires
C’est le concret et la matière qui vont révéler nos rêves et l’esprit des lieux. Ils vont stimuler un imaginaire personnel ; et, pour pouvoir rêver, nous ne devons pas rationaliser.

Par exemple, si nous regardons le plan d’une construction, nous ne rêvons pas ; mais si nous réinventons ce que nous voyons, nous nous approprions les lieux. Pour cela, nous devons y trouver de l’inattendu afin d’inscrire les espaces que nous fréquentons dans le registre de notre imaginaire.

Tout paysage est une expérience liée à notre imaginaire, et cet imaginaire n’est pas une rêverie passive, mais il se forme dans l’action – comme un enfant cheminant sur une ligne, en se rendant à l’école, peut imaginer qu’il marche à côté d’un grand précipice.

Les espaces fréquentés nourrissent le passant en lui apportant une forme d’irréalité et le font rêver.

Créer des espaces évolutifs
La tridimensionnalité des espaces statiques est une illusion.
La nouvelle physique et la physique quantique induisent l’idée que tout espace est évolutif.
La nouvelle physique remet en question la tridimensionnalité des espaces statiques ; c’est le cas de «la théorie de la relativité» où l’espace statique n’existe pas, mais c’est aussi le cas de la physique quantique pour laquelle les choses ne sont plus localisables.
La nouvelle physique a mis au jour une nouvelle dynamique de l’espace, où l’espace onirique est la construction d’un espace dynamique qui apporte la joie d’habiter un lieu de vie.
C’est un espace qui se transforme en permanence, un espace ouvert qui n’est jamais fermé, un espace qui évolue et qui surprend.

Les sens et l’art

Guillaume Bottazzi – Mars 2020


L’approche analytique dans le monde de l’art s’est instituée en nomenclature, elle est devenue une instance de classification qui fait autorité et qui sert de référence dans le cadre du jugement artistique des initiés. Ce courant de pensée a été initié par Wittgenstein, et d’autres s’en sont emparés.

Pour introduire le sujet et résumer la situation, l’approche analytique veut annihiler la dimension sensorielle d’une œuvre d’art, estimant que nos sens n’offrent qu’une lecture de premier degré. Elle considère que l’art n’a pas d’essence. Cela conduit ceux qui traduisent cette approche à  considérer que la signification d’une œuvre ne peut être comprise que par des intermédiaires, c’est-à-dire eux-mêmes. Ainsi, ces acteurs s’imposent comme le seul trait d’union entre le public et l’œuvre : ceci explique comment ces intermédiaires pérennisent leurs jobs.

Le problème de cette élaboration sociale dans le milieu artistique, c’est qu’il s’opère au détriment de l’intérêt public, mais aussi de l’art puisqu’il le fige. L’approche analytique dans l’art réduit le champ de portée des œuvres, alors que l’œuvre d’art est une matière plastique malléable : nous réinventons l’œuvre que nous regardons au fil du temps.

Ce que Marc-Alain Ouaknin écrit dans Lire aux éclats, éloge de la caresse doit s’appliquer à l’art,  qui s’oppose à la prise, au contrôle, et nous permet d’évoluer. C’est pourquoi, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, l’art fait l’objet d’insatiables réflexions. Comme le disait Vassily Kandinsky1, « l’art permet de s’élever. »

Pour le prix Nobel de médecine Eric Kandel2, dans Le réductionnisme dans l’art et la science du cerveau, l’art module nos neurones et c’est l’activité cognitive de l’observateur qui va permettre cela.

L’activité cognitive est la mesure de la fabrication de la matière grise et de notre élévation spirituelle. Dans l’étude d’Oliver Sacks – médecin, neurologue et écrivain britannique – « Les effets de la musique sur le cerveau »,  montre une IRM qui mesure les effets de la musique sur le public3. Elle prouve que si l’auditeur n’est pas sensible à la musique qu’il écoute, la musique ne crée presque pas d’activité cognitive. Par contre, si l’auditeur aime la musique qu’il écoute, il y a de nombreuses zones qui s’activent. Si l’observateur n’est pas réceptif à l’œuvre d’art observée, elle ne va pas opérer sur lui. Les données scientifiques semblent concorder, car elles impliquent que l’approche qui nie le sensible dans l’art nie aussi l’activité du cerveau, dans la mesure où il ne se développera alors que de façon très réduite. Par contre, des œuvres qui font appel à nos sens ont le pouvoir de nous immerger et de créer une activité esthético-cognitive.

Helmut Leder et Marcos Nadal, dans une recherche de dix ans menée sur le cerveau et l’art4, expliquent que l’observateur pourra trouver la critique d’une œuvre pertinente, mais que cela ne va pas avoir d’interaction sur son jugement esthétique.

D’autre part, le neuroscientifique Antonio Damasio, dans son article ayant pour titre « L’esprit est modelé par le corps5 », prouve combien le corps est indissociable du cerveau, ce dernier pouvant décider de notre jugement esthétique, et parfois sans filtres.

Autrement dit, nier la dimension sensorielle d’une œuvre – et même son essence – équivaut à s’amputer de ses membres avant de faire une partie de basket.


1 Vassily Kandinsky, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, 1911
Eric Kandel fut le lauréat du prix Nobel de physiologie-médecine en 2000
Oliver Sacks, The Effects of Music on the Brain – https://www.youtube.com/watch?v=AUT9UTVrwp8&list=PL8FKI9WbQ5tR6S00K4n5Lwn7IgbFLapst
4Helmut Leder et Marcos Nadal, Dix ans d’un modèle d’appréciation esthétique et de jugements esthétiques : L’épisode esthétique – Développements et enjeux de l’esthétique empirique, dans le British Journal of Psychology, 2014
5 Antonio Damasio, La Recherche, n° 368

L’abstraction sur-moderne

Guillaume Bottazzi – Janvier 2020


L’historien d’art Hans Belting1 propose de nommer les arts d’aujourd’hui l’art « sur-moderne ».

Afin d’élargir la portée de l’art, mon engagement poétique est une constante dans tous mes travaux.

Le sujet est l’œuvre d’art elle-même, elle est polysémie et se livre à l’élaboration du spectateur. L’œuvre ne se limite pas à une cause qui lui est extérieure et qui va la réduire, la figer, mais elle optimise les effets produits sur l’observateur.

Selon le philosophe Martin Heidegger, l’œuvre d’art est une puissance qui ouvre et « installe un monde2 ». Elle n’est pas une simple représentation, mais la manifestation de la vérité profonde d’une chose. L’art est lui-même origine et création du monde. L’art réinvente le monde, le sublime et participe à sa transformation. Dans les faits, l’art participe à notre développement de manière globale. De nombreux écrits illustrent combien l’art est un sujet de réflexion, qui ne cesse de se transformer et de provoquer des controverses à travers les siècles, parce que l’art est malléable, parce que c’est une matière immatérielle et molle. Le peintre Vassily Kandinsky  pense que l’art permet de s’élever3. Pour lui, la vie spirituelle est un mouvement qui correspond au mouvement de la connaissance. Joseph Addison, écrivain anglais du XVIIe siècle, montre que les œuvres que nous voyons s’inscrivent en nous et s’articulent dans le monde de l’observateur4. Les convictions de cet auteur sont aujourd’hui scientifiquement prouvées, notamment par les recherches du prix Nobel de physiologie Eric Kandel, qui montre comment notre cerveau se développe en recréant l’œuvre d’art que nous observons, mais aussi pourquoi l’art abstrait module plus de neurones que l’art figuratif5. Pour le peintre Paul Klee, « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible6 », peindre c’est cacher, induire le non-visible afin d’optimiser l’élaboration de l’observateur. Cela m’induit à partager avec vous mon attrait pour l’artiste Henri Matisse parce qu’il avait compris que « le devoir du peintre est de donner ce que la photographie ne donne pas7 ».

Le philosophe François Dagognet voulait « aller au-dehors pour puiser plutôt qu’au-dedans8 », tandis que le neuroscientifique Antonio Damasio démontre que « l’esprit est modelé par le corps », que ce n’est pas seulement  le cerveau qui est mobilisé quand nous regardons une œuvre, mais aussi le corps9. Aussi, le neuroscientifique Helmut Leder – de l’université de Vienne, en Autriche –, dans sa recherche de dix ans sur le cerveau et l’art10, prouve que la perception de l’art est notamment liée à l’expérience personnelle de chacun. Cela exprime en partie mon intérêt pour les grands formats, pour les créations environnementales et les installations, puisqu’elles immergent le spectateur, l’invitent à se déplacer et à intégrer ce qu’il voit dans le registre de ses expériences personnelles.

Les neuroscientifiques Helmut Leder et Narcos Nadal, par une étude, prouvent que mes créations contribuent au bien-être de l’observateur11. Elles favorisent la production de dopamine et réduisent notre anxiété. Le fait d’aimer une œuvre, de se sentir bien à son contact, est ce qui va lui permettre de jouer son rôle, ainsi que l’ont montré les recherches d’Antonio Damasio.

En visitant le temple de Ryōan-ji dans le nord-ouest de Kyoto, je me suis orienté vers une démarche globale, démarche qui intègre différents paramètres et qui donne une impression d’infini. J’ai abandonné la forme et l’expression de l’artiste qui se centre sur lui-même. J’ai peint de façon à trouver mon propre souffle, un équilibre qui se centre sur les énergies déployées.

L’art doit sortir des sentiers battus, se renouveler, apporter de l’inattendu, surprendre. Il doit se trouver là où on ne l’attend pas forcément, nous accompagner au quotidien, muer et se réincarner.


1 Hans Belting, L’histoire de l’art est-elle finie?
2 Martin Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art
3 Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art
4 Joseph Addison, Ensemble critique Les plaisirs de l’Imagination, le Spectator
5 Eric Kandel, Art et réductionnisme
6 Paul Klee, La théorie de l’art moderne
7 Henri Matisse, Entretien avec Georges Charbonnier dans l’émission de télévision Couleurs du temps, 1951
8 François Dagognet, Changement de perspective : le dedans et le dehors
9 Antonio Damasio, La Recherche, n° 368
10 Helmut Leder et Marcos Nadal, Dix ans d’un modèle d’appréciation esthétique et de jugements esthétiques : L’épisode esthétique – Développements et enjeux de l’esthétique empirique
11 Helmut Leder et Marcos Nadal, L’art des courbes dans le monde réel : un regard psychologique sur l’art de Guillaume Bottazzi

Le cerveau et l’art

Guillaume Bottazzi – Janvier 2016


La perception sensorielle est créée par une excitation ou une stimulation qui elle-même produit une réaction.
Nous avons la faculté de voir l’objet seulement si l’information passe par le cortex. Cela explique que notre vision n’est pas un phénomène simplement mécanique mais qu’elle est liée à une élaboration mentale.
La perception d’une forme induit la perception d’une signification (processus symbolique) ; dans une image abstraite, selon les théories de la Gestalt l’ensemble de la structure perceptive prime sur la partie.

Extrait tiré de l’ouvrage « Abrege de psychologie », de J. Delay et P. Pichot, 4e édition, aux éditions MASSON – Chapitre IV / La perception.

Aspects psychologiques et psychopathologiques / pages 55.

c) L’effet Tau de gelb. – Il combine les deux séries précédentes.
Lorsque trois points lumineux A, B et C, également espacés, sont présentés successivement, l’intervalle temporel séparant A et B étant inférieur à celui qui sépare B de C, les points A et B sont vus plus rapprochés dans l’espace que B et C.

Quelques illusions optico-géométriques. En haut à gauche, l’illusion de Müller Lyer. Le point divise la hampe de la flèche en deux moitiés égales.

La moitié de droite paraît plus longue que celle de gauche. En haut à droite, la ligne oblique est faite de deux segments qui sont dans le prolongement l’un de l’autre.

Le segment supérieur paraît décalé vers la droite. En bas à gauche, les bases inférieures des trois trapèzes sont égales. En bas à droite, les six lignes sont parallèles.

Les schémas ci-dessus illustrent que l’on ne voit pas les parties mais un tout, notre vue d’ensemble crée l’illusion d’optique, nos perceptions peuvent être faussées mais surtout notre perception réinvente le monde.

La perception n’est pas reproduction objective du monde
– Si un tableau représente une pomme (nous pouvons la définir ronde, rouge, appréhender sa taille…), il y a un processus cognitif qui s’établit, le sujet est identifié. La pomme renvoie à un concept de la pomme existant chez l’observateur. Elle peut être liée à un processus affectif, par exemple en rappelant à l’observateur un souvenir comme l’odeur des tartes que sa grand-mère cuisinait. L’observateur est actif devant l’image.

La constance des couleurs :

Si l’on demande à un observateur de quelle couleur est le charbon en plein soleil l’observateur la verra noire. De la même manière un tas de neige au crépuscule apparaitra comme blanc. Mais une cellule photo électrique montre que le charbon au soleil est plus clair que la neige au crépuscule.

Il y a une constance des couleurs dans notre cerveau et la signification appartient à celui qui la regarde : la neige est perçue comme blanche, invariablement.

L’image abstraite nous construit
Devant une image abstraite le processus symbolique de l’observateur doit construire autrement l’image. En effet il ne peut dans ce cas utiliser son expérience. L’œuvre abstraite impose un travail d’élaboration mentale, cette activité cérébrale participe à notre développement. La lecture devient déroutante parce qu’il n’y a pas de références, elle nous impose un travail d’élaboration en plus.

L’observateur a donc un effort à faire pour identifier l’image, la comprendre.

De plus nous voyons ce que nous avons envie ou besoin de voir.

Notre motivation détermine le champ de l’hypothèse et donc modifie le champ de notre perception. La perception est action, acte perceptif avec lequel nous structurons le monde. Elle est liée à l’acquis, cela implique qu’elle évolue, il n’y a pas de caractère absolu.

cf : Les théories empiristes – Piaget/stade de l’enfant – la perception s’apprend.

Expériences Kilpatrick :
– Une chambre est tordue, les murs ne sont pas droits. A l’intérieur un homme touche l’espace, c’est un transfert d’apprentissage, il comprend l’espace avec ses mains et donc retrouve ses repères ; ce qui implique que la perception évolue.

– Nous mettons des lunettes inversant la gauche et la droite sur un individu. Le cerveau réinvente alors le bon sens. La perception innée, acquise, pulsionnelle, affective est modifiable par l’expérience.

L’art doit être porté à tous
On distingue l’acquis et l’inné dans la perception.

Une œuvre abstraite n’impose pas de sujet, elle nous délie de nos références.

Notre acquis devient déterminant, autrement dit regarder des œuvres facilitera à créer l’élaboration mentale. D’où la nécessité de donner accès à l’art à un large public, la présence d’œuvres participe à nos connaissances et au développement de nos capacités. Plus on voit des œuvres d’art plus on est prêt à les recevoir et à accepter qu’il n’y a pas une seule et unique vision du monde.